How To Disappear Completely (Comment disparaître complètement)
Quand j’étais enfant, j’avais énoncé deux certitudes : ne jamais avoir de regrets et ne jamais mourir. Je suis devenu adulte le jour où j’ai compris qu’insensiblement ces deux ambitions étaient mortes en moi parce que la réalité, l’affreuse et vaine réalité, avait fini par me rattraper.
Il me semble d’ailleurs qu’elles étaient consubstantielles. Ce sont les regrets qui nous font vieillir, nous rapprochent de la mort. Par une sournoise contagion l’idée de notre propre disparition commence de s’installer, devient peu à peu acceptable, intègre les vastes frontières de ce territoire flou que l’on nomme fatalité. Pour ma part j’ai eu le temps d’y songer ; je ne suis pas mort jeune ; et le jour de mes funérailles bien des phrases convenues ont été murmurées, comme « il aura eu une belle vie », par exemple.
Mon parcours terrestre n’a rien comporté de très singulier. J’ai vécu dans un confortable anonymat, n’ai rien accompli de remarquable ni causé de torts irréparables à qui que ce soit. Et vers la fin, comme Paul Guimard l’a écrit quelque part, j’ai été un vieillard modèle, larguant chaque jour une amarre, m’appliquant au désintérêt. C’est, si j’ose dire, après ma mort que mon existence a cessé de ressembler à celle des autres. Les autres : ce si vaste peuple qui existait avant moi et, suprême injustice, continue à vivre alors que je ne suis plus là.
Enfin, plus là, c’est vite dit, puisqu’en réalité je ne suis pas réellement absent. A deux pas d’ici, vous trouverez sans peine ma tombe dans le minuscule cimetière attenant à la chapelle où, un jour radieux de juin, quatre jeunes hommes portèrent le cercueil en sapin dans lequel ma dépouille s’est ensuite lentement décharnée. Mais à quoi bon perpétuer le culte superflu d’un corps en déshérence ? C’est plutôt à mon âme qu’il faudrait s’intéresser.
Il se trouve que mon enterrement fut le dernier que l’on célébra ici, dans cette chapelle à présent dévastée par l’oubli et la violence, notions aussi inséparables de la condition humaine que la mort elle-même. Et, au vrai, je n’ai jamais réussi à quitter cet endroit, posant sur l’abandon et les destructions successives des yeux invisibles mais affligés. D’un certain point de vue, j’habite encore entre ces vieux murs, en attendant qu’ils s’écroulent. Mon cœur indécis ne s’est pas résolu à s’arracher à ce monde qu’il n’a ni apprécié ni détesté et, après avoir disparu de l’univers tridimensionnel, j’ai fini par aimer le bâtiment solennel que je pensais immuable parce que, par sa seule présence, il écartait le moindre doute comme on l’eût fait d’un importun essayant de forcer les verrous de la conscience. A l’intérieur régnait une pénombre à la fois sévère, fraîche et rassurante. Je me rappelle très précisément le craquement familier des prie-Dieu lorsque quelqu’un y prenait place, les remugles d’encens, les silhouettes agenouillées, inévitablement sombres, et tout ce que nous devions expier. La liste était longue, les sacrifices innombrables.
Les chapelles et les églises ne sont pas des lieux conçus pour être habités, sinon par l’esprit. Et voici le mien promu au rang de gardien solitaire et inutile, qui n’a rien pu empêcher de ce qui est arrivé. Je n’oublie pas la plainte du bois martyrisé, ni le martèlement de la pluie à travers les béances du toit, ni le bruit des vitraux que l’on brise et des ornements que l’on arrache. Je n’oublie pas le silence. Je n’oublie pas la résonance des derniers pas du dernier fidèle ayant prié ici. Ni ses larmes.
Je n’oublie rien, mais ma mémoire est celle d’un spectre emmuré dans sa propre tristesse, secrète et inopérante.
Il serait facile de proférer une sentence du genre « le temps a fait son œuvre », mais ce serait évidemment faux. Le temps importe peu. Ce ne sont pas les années qui se sont chargées du massacre ; ce sont tous les visages dont je me souviens, ces visages qui côtoyaient le mien autrefois, écoutant les psaumes, chantant quand c’était leur tour, répétant inlassablement les mêmes prières. Ces visages qui se sont enfuis, ont déserté les lieux, sont morts dans le désenchantement, ont renoncé, ont cessé de transmettre et de se souvenir, me confiant sans le savoir le rôle d’ultime témoin.
Vous qui passez ici, vous qui poussez à grand peine la porte vermoulue que plus personne ne refermera jamais vraiment, vous qui vous frayez un chemin au milieu des débris du sanctuaire, vous qui ne pouvez me déceler au milieu du chaos et des plaies ouvertes d’un passé enfui, vous ne parviendrez pas même à troubler la paix des mémoires d’où mon nom a disparu depuis si longtemps.
Au bout de quelques minutes ou de quelques heures, quand vous aurez fini d’admirer et de rêver et de contempler, vous vous en irez, et j’écouterai sans indifférence décroître vos voix que la distance se chargera d’étouffer, puis de faire disparaître.
(Oh, ce beau mot, distance, qui résume à lui seul ma sinistre, ma froide, ma lumineuse condition.)
Texte par Nicolas Fourny
Automne Secret
Musique par Radiohead